mardi 1 octobre 2013

RECIT D’UNE ENTREPRENEUSE EXPATRIEE AU BRESIL: UNE LUNE DE MIEL CONTRASTEE…


Le pays où les théories du management servent de cantiques
Quand je suis arrivée au Brésil,  j’avais déjà une expérience de 20 ans en tant que manager de mon entreprise française et je disposais de nombreuses théories sur le sujet, des plus basiques aux plus sophistiquées.
Je ne doutais pas de la réussite de mon futur restaurant au Brésil, ce pays qui m'avait séduite lors d'un voyage quelques années auparavant. Mais, sitôt expatriée,  je fus assaillie d’une multitude d’états d’âme : je me suis vite sentie démunie avec tout mon bagage théorique. L’humain, le réel, l’interculturel faisaient charnellement irruption, sans ménagement.
Je savais que la manière trop directe de passer des consignes était plutôt défavorable à la relation et j’ai donc ajouté moult fleurs et arabesques, cela m’a de toute évidence permis d’éviter le pire.
J’avais appris que pour la cohésion d'équipe, quand on prend en main un service, il fallait d’abord écouter puis imprimer son style, ses souhaits et ses objectifs dans une grande réunion fédératrice.
Là, ce fut un splash énorme! Les employés de mon nouveau restaurant me regardaient littéralement ahuris et c’est peu de le dire. Ici, quand on fait une réunion, on incarne le pouvoir. Et le pouvoir ne pouvant que nuire, tout le monde s’écrase. Mutisme effréné. Consentement de tous, têtes baissées.

Dans la région de ce pays, les gens ont du mal à se mettre au travail, et on peut les comprendre.
Quelque part, qui rêverait de bosser au paradis? Le pays est riche de fruits, de soleil et d’une assistance aux plus pauvres, qui,  va sans dire, ont peu d’éducation et encore moins de qualification.
Mais, de temps en temps il faut bien recharger les batteries, et les gens travaillent deux ou trois mois d'affilée pour vivre ensuite sans travailler un temps équivalent, voire plus.
Dans ce contexte, j’ai réussi à recruter un crêpier : le Mozart de la crêpe. Rien de tel pour lui qu’une pile de commandes, toutes plus compliquées les unes que les autres. En un tour de main, jouant avec les crêpières comme d’une batterie de jazz, il était tout simplement sublime. L’œil vif et concentré, il faisait l’admiration inconditionnelle des clients.
Sauf que…et difficile à percevoir en recrutement, le scénario personnel est tapis dans l'ombre. Le lien se créait en pointillé: il ne venait plus travailler du jour au lendemain puis réapparaissait soudainement, ivre, drogué, et avait très mal à la tête. Des histoires personnelles éprouvantes qu'il rapportait avec lui au travail.
Surtout,  il se sentait rabaissé et dévalorisé quand je lui demandais de changer une lampe.  Je voyais un petit coté macho faire surface, impossible pour lui d'accepter de recevoir des ordres venant d'une femme, et peut être encore plus " d'une gringo". Être descendant d’un peuple esclavagiste laisserai t-il des traces indélébiles? Ces arrières arrières petits enfants  auraient ils une loyauté leur interdisant  de se soumettre ?
Bon an, mal an, il est resté 4 ans. J'aurai pu le licencier. Trop risqué, c’était le seul qualifié dans ce domaine et rares étaient ceux qui  voulaient  apprendre ou  travailler. Dans cette région du pays, plusieurs personnes acceptent volontairement des contrats de travail mal rédigés et des salaires de misère sachant qu’ainsi ils pourront contracter  un avocat qui fera un  procès à l’employeur, et qu’il gagnera, car les prud’hommes donnent systématiquement  raison aux salariés. L’avocat se paie sur une partie des indemnités reversées par l’employeur.
Un jour, j’ai dû me résoudre à le licencier.
Sans pouvoir le remplacer …alors je suis allée dans la montagne, là où les bus s’arrêtent faute de route, et j’ai avisé une jeune femme avec trois enfants. Je lui ai annoncé un salaire bien élevé,  lui ai dis que j’allais la former, elle a accepté car ses enfants grandissant, elle n’avait plus assez de ses trois pensions alimentaires, issues de trois pères différents,  pour subvenir aux besoins de tous. Elle s’est avérée une excellente serveuse avant de devenir une bonne crêpière et plus tard, après une formation, gérante du restaurant. La stratégie avait bien fonctionné.
 Jolie et drôle, les clients l’aimaient bien. Par la suite, elle s’est décidée à faire un régime draconien : fini  les crêpes au chocolat arrosées de miel. La première période d’abondance a duré 4 ans, et la seconde, dite d’austérité .... 3 mois !  Elle est redevenue mince comme un fil.

Dans cette région du  pays, les personnes ne savent pas dire non, donc elles disent oui.
Le climat social est de ce fait très agréable. Mais dire oui quand on pense non, ici veut simplement dire : ne pas faire ou oublier de faire. Imaginez: vous demandez à la responsable de payer  un gros fournisseur, elle dit oui mais ne le fait pas. D’où un embrogliamini inextricable avec le dit fournisseur. Pour comprendre qu’un employé ne va pas faire ce qu’on lui demande après avoir dit « oui, c’est formidable, je le fais tout de suite », rien de tel que l’expérience pour la perception de ces petits signes très sensibles comme l’expression  « pode deixar.... », signes  qui font penser que peut-être non, et surement, il ne le fera pas.
 Solution : avoir plusieurs roues de secours. Dans la grande ville d’à côté, mon voisin le restaurateur a embauché 150 personnes alors qu’il n’en a besoin que de 50. Il a 100 roues de secours….et ne sait pas lire la comptabilité. Après 3 mois d’une restauration  bon rapport qualité prix, il vient de fermer. Nous le regrettons encore.

Dans cette région du pays, on dirait que les personnes n’ont pas notre  notion du temps.
Les gens sont dans un éternel aujourd’hui: pas de passé ni de projection dans l’avenir, pas d’anticipation possible. Quand il manque quelque chose on va l’acheter, même si chacun  sait qu’il faut une semaine avant d’obtenir une commande. Il a fallu quatre ans pour que la responsable des achats intègre réellement ce délai. Quatre ans à répéter, quatre ans à souligner les conséquences en termes de surcroit de travail  et de manque à gagner y compris pour le personnel, payé en fixe et en pourcentage.
Payer en fonction des efforts fournis a été une aide sans pareil. Le nerf de la guerre, je veux dire de la compréhension, de l’expérience, de ce qui fait du sens, du réel car  immédiat avec un règlement à la semaine. Là j’ai compris que l’argent c’est comme le sang qui coule dans les veines,  il a un lien direct avec la vie, car ici il s’inscrit dans la survie.  

Quelle autre conclusion en matière de management ?
J’ai connu le pire : pas de main d’œuvre employable, j’ai donc été cherché les personnes obligées de travailler car ayant charge d’âmes. Aller chercher des gens pas qualifiés mais de bonne volonté,  s’est avérée une bonne solution. Elle a été reprise par d’autres. Mon personnel a fini par faire la convoitise des autres restaurants, il s’est alors posé la question de la fidélité.

Manager des hommes quand on est une femme dans un pays macho est très improbable : on dit que les leaders émergent de leur milieu d’affinité….j’ai survécu et j’ai changé moi-même mes lampes. 
Manager quand on ne peut pas licencier cela veut aussi dire créer du lien et faire en sorte que les gens aiment leur boulot, les conditions de travail, l’ambiance. Merci Sainsaulieu*, j’ai pu vérifier que mon personnel, peu qualifié,  venait aussi  bosser pour la qualité des relations au travail. J’étais on ne peut plus vigilante sur cet aspect, vu que l’étroitesse de la cuisine les obligeait à faire des pieds et des mains pour s’adapter au local, alors mieux valait bien s’entendre.
Manager quand on veut conserver une bonne ambiance coute un peu cher : chacun se raconte, fait des blagues, s’occupe de la famille de l’autre, imagine ses problèmes, s’emploie à le conseiller, et bavarde à n’en plus finir. Là j’ai compris qu’il pouvait ne pas y avoir de limite aux sujets de conversation. Un long fleuve qui recueille les innombrables petits ruisseaux en amont, qui s’enfle et s’apaise pour mieux repartir….vers un infini sans cesse renouvellé.  Un jour la cuisinière est revenue de vacances 15 jours avant : elle s’ennuyait de trop, sans nous.
J’ajouterai que lorsqu’il avait du monde, beaucoup de monde au restaurant, la queue dehors, plus un bruit, pas une parole, chacun connaissait  les besoins de l’autre, y répondait, terminait heureux et aveuglé de fatigue, fier d’avoir surmonté ensemble un moment difficile.
Je parle au passé, j’ai vendu, je crée une autre entreprise, et m'associe avec un brésilien, j'ai le gout du défi!... et surtout j'aime ce pays qui m'a appris, entre les lignes, cette subtilité du lien et de la relation à l'autre pas uniquement basée sur des notions de productivité.

Et pour conclure : le management interculturel c’est d’abord du travail  d’écoute, une énergie infinie pour ne pas projeter sa réalité sur celle de l’autre, de gestion émotionnelle car tout fait peur, scandalise, étonne, inquiète et interroge. Une sorte d’école de la remise en cause, de la modestie, et du courage.

* Renaud Sainsaulieu, Docteur d'Etat ès Lettres et Sciences Humaines , psychologue et sociologue, "méthode pour une sociologie de l'entreprise" (1994)

Pascale H. Région de Rio de Janeiro.
Propos recueillis par Françoise Donant, pour RECURSIMO Consultoria.





1 commentaire:

  1. Bonsoir Pascale,

    Bravo et merci Françoise pour ce très intéressant recueil.
    Au Brésil, nous n'avons pas encore de restaurant, mais nous en élevons déjà les murs avec mon épouse Fernanda, architecte brésilienne, également DPLG...!
    J'ai découvert hier ce Blog sur fb via Jeff, un ami de longue date, au très tiède sujet des origines de la corruption au Brésil, qui à mes yeux est excellemment traité dans cet article que je ne me suis donc pas retenu de commenter, avec un certain plaisir.
    J'ai découvert le Brésil il y a un peu plus de trente ans dans un épique voyage qui m'a emmené jusqu'en Guyane où j'ai dès lors séjourné... Non-pas retenu par un accueil qui y demeure perfectible, mais par la proximité du Brésil où j'ai toujours eu l'intention de revenir pour mes vieux jours...
    Et puisque Dieu à bien voulu m'en laisser, nous voici donc à pieds d'oeuvre très exactement là où se reconnait le maçon, et je confirme qu'à ce tout premier niveau de relation employés-employeur, et bien que beaucoup plus au Nord du Pays, et tel que Fernanda m'y aide énormément, mes propres observations inter-culturelles sont absolument identiques à celles qu'ici Pascale nous confie.
    Voici en tout cas qui, à défaut de parvenir totalement à me rassurer, tranquillise mon âme dans cette quête de compréhension d'une population qui possède certes une partie de ses racines en Europe, mais auprès de laquelle force est de découvrir que nombre des fonctionnements obéissent probablement plus à ses ascendances africaines comme amérindienne...
    Si tout se résume dans la conclusion de votre texte, je suis désormais assuré de l'endroit où se trouve le plus gros de mon travail... Merci !

    Bien cordialement,

    Xavier Lo Pinto

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