Quand je suis
arrivée au Brésil, j’avais déjà une
expérience de 20 ans en tant que manager de mon entreprise française et je
disposais de nombreuses théories sur le sujet, des plus basiques aux plus
sophistiquées.
Je ne doutais
pas de la réussite de mon futur restaurant au Brésil, ce pays qui m'avait
séduite lors d'un voyage quelques années auparavant. Mais, sitôt expatriée, je fus assaillie d’une multitude d’états
d’âme : je me suis vite sentie démunie avec tout mon bagage théorique.
L’humain, le réel, l’interculturel faisaient charnellement irruption, sans
ménagement.
Je savais que la manière trop directe de passer des consignes était plutôt défavorable à la relation et j’ai donc ajouté moult fleurs et arabesques, cela m’a de toute évidence permis d’éviter le pire.
Je savais que la manière trop directe de passer des consignes était plutôt défavorable à la relation et j’ai donc ajouté moult fleurs et arabesques, cela m’a de toute évidence permis d’éviter le pire.
J’avais appris
que pour la cohésion d'équipe, quand on prend en main un service, il fallait
d’abord écouter puis imprimer son style, ses souhaits et ses objectifs dans une
grande réunion fédératrice.
Là, ce fut un splash énorme! Les employés de mon nouveau restaurant me regardaient littéralement ahuris et c’est peu de le dire. Ici, quand on fait une réunion, on incarne le pouvoir. Et le pouvoir ne pouvant que nuire, tout le monde s’écrase. Mutisme effréné. Consentement de tous, têtes baissées.
Là, ce fut un splash énorme! Les employés de mon nouveau restaurant me regardaient littéralement ahuris et c’est peu de le dire. Ici, quand on fait une réunion, on incarne le pouvoir. Et le pouvoir ne pouvant que nuire, tout le monde s’écrase. Mutisme effréné. Consentement de tous, têtes baissées.
Dans la région de ce pays, les gens
ont du mal à se mettre au travail, et on peut les comprendre.
Quelque
part, qui rêverait de bosser au paradis? Le pays est riche de fruits, de soleil
et d’une assistance aux plus pauvres, qui, va sans dire, ont peu d’éducation et encore
moins de qualification.
Mais,
de temps en temps il faut bien recharger les batteries, et les gens travaillent
deux ou trois mois d'affilée pour vivre ensuite sans travailler un temps équivalent,
voire plus.
Dans
ce contexte, j’ai réussi à recruter un crêpier : le Mozart de la crêpe.
Rien de tel pour lui qu’une pile de commandes, toutes plus compliquées les unes
que les autres. En un tour de main, jouant avec les crêpières comme d’une
batterie de jazz, il était tout simplement sublime. L’œil vif et concentré, il
faisait l’admiration inconditionnelle des clients.
Sauf que…et difficile à
percevoir en recrutement, le scénario personnel est tapis dans l'ombre. Le lien
se créait en pointillé: il ne venait plus travailler du jour au lendemain puis réapparaissait
soudainement, ivre, drogué, et avait très mal à la tête. Des histoires
personnelles éprouvantes qu'il rapportait avec lui au travail.
Surtout, il se sentait rabaissé et dévalorisé quand je lui demandais de changer une lampe. Je voyais un petit coté macho faire surface, impossible pour lui d'accepter de recevoir des ordres venant d'une femme, et peut être encore plus " d'une gringo". Être descendant d’un peuple esclavagiste laisserai t-il des traces indélébiles? Ces arrières arrières petits enfants auraient ils une loyauté leur interdisant de se soumettre ?
Surtout, il se sentait rabaissé et dévalorisé quand je lui demandais de changer une lampe. Je voyais un petit coté macho faire surface, impossible pour lui d'accepter de recevoir des ordres venant d'une femme, et peut être encore plus " d'une gringo". Être descendant d’un peuple esclavagiste laisserai t-il des traces indélébiles? Ces arrières arrières petits enfants auraient ils une loyauté leur interdisant de se soumettre ?
Bon an, mal an, il est
resté 4 ans. J'aurai pu le licencier. Trop risqué, c’était le seul qualifié
dans ce domaine et rares étaient ceux qui
voulaient apprendre ou travailler. Dans cette région du pays, plusieurs
personnes acceptent volontairement des contrats de travail mal rédigés et des
salaires de misère sachant qu’ainsi ils pourront contracter un avocat qui fera un procès à l’employeur, et qu’il gagnera, car
les prud’hommes donnent systématiquement
raison aux salariés. L’avocat se paie sur une partie des indemnités
reversées par l’employeur.
Un
jour, j’ai dû me résoudre à le licencier.
Sans
pouvoir le remplacer …alors je suis allée dans la montagne, là où les bus
s’arrêtent faute de route, et j’ai avisé une jeune femme avec trois enfants. Je
lui ai annoncé un salaire bien élevé,
lui ai dis que j’allais la former, elle a accepté car ses enfants
grandissant, elle n’avait plus assez de ses trois pensions alimentaires, issues
de trois pères différents, pour subvenir
aux besoins de tous. Elle s’est avérée une excellente serveuse avant de devenir
une bonne crêpière et plus tard, après une formation, gérante du restaurant. La
stratégie avait bien fonctionné.
Jolie et drôle, les clients l’aimaient bien. Par
la suite, elle s’est décidée à faire un régime draconien : fini les crêpes au chocolat arrosées de miel. La
première période d’abondance a duré 4 ans, et la seconde, dite d’austérité ....
3 mois ! Elle est redevenue mince
comme un fil.
Dans cette région du pays, les personnes ne savent pas dire non,
donc elles disent oui.
Le
climat social est de ce fait très agréable. Mais dire oui quand on pense non,
ici veut simplement dire : ne pas faire ou oublier de faire. Imaginez:
vous demandez à la responsable de payer un
gros fournisseur, elle dit oui mais ne le fait pas. D’où un embrogliamini
inextricable avec le dit fournisseur. Pour comprendre qu’un employé ne va pas
faire ce qu’on lui demande après avoir dit « oui, c’est formidable, je le
fais tout de suite », rien de tel que l’expérience pour la perception de
ces petits signes très sensibles comme l’expression « pode deixar.... », signes qui font penser que peut-être non, et
surement, il ne le fera pas.
Solution : avoir plusieurs roues de
secours. Dans la grande ville d’à côté, mon voisin le restaurateur a embauché
150 personnes alors qu’il n’en a besoin que de 50. Il a 100 roues de secours….et
ne sait pas lire la comptabilité. Après 3 mois d’une restauration bon rapport qualité prix, il vient de fermer.
Nous le regrettons encore.
Dans cette région du pays, on
dirait que les personnes n’ont pas notre
notion du temps.
Les
gens sont dans un éternel aujourd’hui: pas de passé ni de projection dans
l’avenir, pas d’anticipation possible. Quand il manque quelque chose on va
l’acheter, même si chacun sait qu’il
faut une semaine avant d’obtenir une commande. Il a fallu quatre ans pour que
la responsable des achats intègre réellement ce délai. Quatre ans à répéter, quatre
ans à souligner les conséquences en termes de surcroit de travail et de manque à gagner y compris pour le
personnel, payé en fixe et en pourcentage.
Payer en fonction des
efforts fournis a été une aide sans pareil. Le nerf de la guerre, je veux dire
de la compréhension, de l’expérience, de ce qui fait du sens, du réel car immédiat avec un règlement à la semaine. Là
j’ai compris que l’argent c’est comme le sang qui coule dans les veines, il a un lien direct avec la vie, car ici il
s’inscrit dans la survie.
Quelle autre conclusion en matière
de management ?
J’ai connu le
pire : pas de main d’œuvre employable, j’ai donc été cherché les personnes
obligées de travailler car ayant charge d’âmes. Aller chercher des gens pas
qualifiés mais de bonne volonté, s’est
avérée une bonne solution. Elle a été reprise par d’autres. Mon personnel a
fini par faire la convoitise des autres restaurants, il s’est alors posé la
question de la fidélité.
Manager des hommes quand on est une femme dans un pays macho est très improbable : on dit que les leaders émergent de leur milieu d’affinité….j’ai survécu et j’ai changé moi-même mes lampes.
Manager quand on ne
peut pas licencier cela veut aussi dire créer du lien et faire en sorte que les
gens aiment leur boulot, les conditions de travail, l’ambiance. Merci
Sainsaulieu*, j’ai pu vérifier que mon personnel, peu qualifié, venait aussi bosser pour la qualité des relations au
travail. J’étais on ne peut plus vigilante sur cet aspect, vu que l’étroitesse
de la cuisine les obligeait à faire des pieds et des mains pour s’adapter au
local, alors mieux valait bien s’entendre.
Manager quand on veut
conserver une bonne ambiance coute un peu cher : chacun se raconte, fait
des blagues, s’occupe de la famille de l’autre, imagine ses problèmes,
s’emploie à le conseiller, et bavarde à n’en plus finir. Là j’ai compris qu’il pouvait
ne pas y avoir de limite aux sujets de conversation. Un long fleuve qui
recueille les innombrables petits ruisseaux en amont, qui s’enfle et s’apaise
pour mieux repartir….vers un infini sans cesse renouvellé. Un jour la cuisinière est revenue de vacances
15 jours avant : elle s’ennuyait de trop, sans nous.
J’ajouterai que lorsqu’il
avait du monde, beaucoup de monde au restaurant, la queue dehors, plus un
bruit, pas une parole, chacun connaissait les besoins de l’autre, y répondait, terminait
heureux et aveuglé de fatigue, fier d’avoir surmonté ensemble un moment
difficile.
Je parle au passé, j’ai
vendu, je crée une autre entreprise, et m'associe avec un brésilien, j'ai le gout
du défi!... et surtout j'aime ce pays qui m'a appris, entre les lignes, cette
subtilité du lien et de la relation à l'autre pas uniquement basée sur des
notions de productivité.
Et
pour conclure : le management interculturel c’est d’abord du travail d’écoute, une énergie infinie pour ne pas
projeter sa réalité sur celle de l’autre, de gestion émotionnelle car tout fait
peur, scandalise, étonne, inquiète et interroge. Une sorte d’école de la remise
en cause, de la modestie, et du courage.
* Renaud
Sainsaulieu, Docteur d'Etat ès Lettres et Sciences Humaines , psychologue et
sociologue, "méthode pour une sociologie de l'entreprise" (1994)
Pascale H. Région de Rio de Janeiro.
Propos recueillis par Françoise
Donant, pour RECURSIMO Consultoria.
Bonsoir Pascale,
RépondreSupprimerBravo et merci Françoise pour ce très intéressant recueil.
Au Brésil, nous n'avons pas encore de restaurant, mais nous en élevons déjà les murs avec mon épouse Fernanda, architecte brésilienne, également DPLG...!
J'ai découvert hier ce Blog sur fb via Jeff, un ami de longue date, au très tiède sujet des origines de la corruption au Brésil, qui à mes yeux est excellemment traité dans cet article que je ne me suis donc pas retenu de commenter, avec un certain plaisir.
J'ai découvert le Brésil il y a un peu plus de trente ans dans un épique voyage qui m'a emmené jusqu'en Guyane où j'ai dès lors séjourné... Non-pas retenu par un accueil qui y demeure perfectible, mais par la proximité du Brésil où j'ai toujours eu l'intention de revenir pour mes vieux jours...
Et puisque Dieu à bien voulu m'en laisser, nous voici donc à pieds d'oeuvre très exactement là où se reconnait le maçon, et je confirme qu'à ce tout premier niveau de relation employés-employeur, et bien que beaucoup plus au Nord du Pays, et tel que Fernanda m'y aide énormément, mes propres observations inter-culturelles sont absolument identiques à celles qu'ici Pascale nous confie.
Voici en tout cas qui, à défaut de parvenir totalement à me rassurer, tranquillise mon âme dans cette quête de compréhension d'une population qui possède certes une partie de ses racines en Europe, mais auprès de laquelle force est de découvrir que nombre des fonctionnements obéissent probablement plus à ses ascendances africaines comme amérindienne...
Si tout se résume dans la conclusion de votre texte, je suis désormais assuré de l'endroit où se trouve le plus gros de mon travail... Merci !
Bien cordialement,
Xavier Lo Pinto